
Qu’est-ce que c’est ?
Nous avons déjà fait remarquer que l’eugénisme depuis le régime nazi était intimement associé à ses pratiques dans les esprits de la population. Cependant (comme nous le fait pertinemment remarquer Daniel Moyse) il est utile de ne pas le réduire à ces seules exactions nazies alors qu’elles ne sont que l’exacerbation monstrueuse d’un phénomène beaucoup plus large ; ainsi bien souvent on ne sait pas l’identifier dès lors qu’il ne présente pas de lien évident avec ce régime. Et il est aujourd’hui nécessaire de pouvoir l’identifier car il se présente sous une forme différente, l’eugénisme libéral. En effet de nos jours l’eugénisme sous forme d’association organisée des meilleurs « spécimens » humains est devenue marginale, tout comme l’organisation de stérilisations ou d’éliminations de « spécimens inaptes », pour laisser place à un eugénisme à l’échelle individuelle (appelé eugénisme individuel, eugénisme libéral, nouvel eugénisme ou encore eugénisme domestique) : les techniques de diagnostics des maladies génétiques graves et l’autorisation de l’avortement donnent la possibilité aux parents de ne pas avoir d’enfant handicapé ou malade ; cependant la décision ne relève que du couple, auquel on laisse le choix total de faire le test ou non, et en cas de résultat positif, d’interrompre la grossesse ou non. D’un point de vue général, l’eugénisme libéral se pratique grâce aux techniques de l’avortement et des diagnostics prénataux, aux techniques de procréation médicalement assistée et à celles des diagnostics préimplantatoires liés. Actuellement, le critère est principalement celui d’une bonne santé : ce sont les maladies génétiques que nous cherchons à détecter, ce que l’on est capables de faire pour certaines, et qui sont ainsi “éliminées” par l’abandon des embryons qui en sont porteurs.
Petite histoire de l’eugénisme libéral
L’eugénisme libéral en tant que pratique (non réellement consciente car non réellement théorisée) existait déjà avant la révolution médicale que l’on va aborder et qui a amené le débat sur le sujet. Par exemple, en Inde, un eugénisme très important est pratiqué de façon historique sur les petites filles : pour une famille indienne, avoir une fille est un fardeau économique car, vivant toute sa vie sous autorité masculine, il faut la marier et financer sa dot. Au contraire, avoir un garçon est signe de réussite. Cela a toujours cours de façon très forte dans les familles rurales qui tuent les filles peu de temps après leur naissance, ou bien ne les alimentent pas assez pour ne pas “gaspiller” d’argent, ce qui provoque leur mort aux alentours de 5 ans. Il ne s’agit pas de règles coercitives (au contraire cette pratique est considérée comme criminelle par la loi), mais d’une pression sociale très forte qui amène à un eugénisme “volontaire” et individuel. Avec les nouvelles techniques de tests prénataux, ce phénomène s'accroît en Inde, et est aussi pratiqué chez les familles aisées influencées par ce même aspect culturel, et qui peuvent s’offrir un avortement. Cet eugénisme individuel se base sur un critère de sexe : le même phénomène existe depuis longtemps en Chine également.
La différence entre les deux types d’eugénisme que sont l’eugénisme de masse et l’eugénisme individuel, est, dans un premier temps, la façon dont ils sont employés : comme nous l’avons expliqué, la caractéristique de l’eugénisme libéral est le volontariat, tandis que l’eugénisme de masse est coercitif. D’autre part, la différence entre ces deux pratiques de l’eugénisme se fait dans l’intention. En ce qui concerne l’eugénisme de masse, l’intention est purement eugénique car c’est bien l’objectif, améliorer l’espèce. Dans le cas de l’eugénisme libéral, c’est le choix de chaque individu dans le but d’améliorer sa propre progéniture, sans soucis d’une conséquence globale : il n’y a donc pas d’intention eugénique dans ce cas (pas de volonté d’intervenir à l’échelle de l’espèce dans le but de l’améliorer). En revanche on ne peut nier que l’effet est le même – la modification au final de l’espèce. La question se pose donc : puisque l’eugénisme libéral n’est pas de l’ordre “public”, est-ce encore de l’eugénisme ? En d’autres termes faut-il définir l’eugénisme à partir de l’intention ou de l’effet ? Bien bonne réflexion à vous, pour notre part nous définirons l’eugénisme libéral comme un nouvel eugénisme en notant la distinction que le but n’est pas nécessairement eugénique. Mais cette idée qu’il relève du choix de chacun est essentielle car c’est l’argument principal de ses partisans : “from chance to choice”, donner la possibilité de passer de la loterie naturelle, injuste, au choix et donc à une forme d’égalité génétique.
L’apparition de l’idéologie eugénique au XIXe siècle ne renforcera pas particulièrement l’eugénisme libéral. En revanche les recherches et les découvertes sur l’hérédité durant les deux premiers tiers du XXe siècle (la redécouverte des lois de Mendel au début du centenaire, la découverte de la génétique moléculaire avec l’acide désoxyribonucléique en 1953) portent la promesse de pouvoir prévenir les malformations héréditaires, et ainsi annoncent les prémices d’un eugénisme libéral basé sur le critère de la “normalité”, c’est-à-dire d’un enfant sans handicap et dépourvu de maladies graves.
Ainsi en 1940 apparaissait aux Etats-Unis un « conseil génétique », une des premières manifestations de ce qui correspond à l’”eugénisme moderne” : un généticien informait le couple sur les probabilités de donner vie à un enfant affecté par telle ou telle maladie et laissait le choix au couple de la décision d’abandonner l’enfant ou non.
Puis la question de l’eugénisme libéral reparaît plus précisément dans les années 1960 et surtout 1970 avec les progrès dans les techniques médicales : les dépistages et diagnostics prénataux. C’est aussi une période de libération de la femme qui modifie les moeurs associées à la création de l’enfant : la loi de légalisation de l’IVG est votée et cette pratique devient de plus en plus courante et acceptée. C’est aussi une époque où la pensée “soixante-huitarde” prédomine en prônant l’”interdiction d’interdire”.
La pratique de l’eugénisme que cela engendre dans les décennies qui suivent se base sur le critère de “normalité”, qui est défini par les normes de la société et donc est commun à chaque couple : la norme d’un enfant qui ne soit pas “désavantagé” - et donc cible d’un eugénisme négatif - est de ne pas être atteint par un handicap majeur ou une maladie génétique grave. En effet la réalité (statistique) nous montre que (presque) tous les choix se portent dans la même direction : en moyenne 80 à 90 % des femmes dont le futur enfant est testé positif trisomique 21 décident d’avorter (96% en France), ce qui amène à une conséquence eugénique à direction évidente, puisque l’on ne peut parler d’intention à l’échelle sociétale.
Plus récemment, le développement des méthodes de Procréation Médicalement Assistée (PMA) qui incluent la fécondation in vitro et l’insémination artificielle permettent un eugénisme plus poussé. Dans le cas d’une fécondation in vitro, on peut désormais pratiquer un test préimplantatoire : on choisit l’embryon le plus prometteur, celui qui comporte le moins de risque de développer des maladies. Quand le couple recours lors de leur PMA (FIV ou IA) à un donneur de sperme ou une donneuse d’ovule, cela prend encore une autre dimension : les parents doivent alors choisir le/la donneur/donneuse et donc ont la possibilité de choisir d’augmenter les probabilités que leur enfant réponde à telle caractéristique en s’arrêtant sur un profil correspondant. On pourrait penser cela ne rentre pas dans les critères des parents, qui ne se préoccupent que de la bonne santé de leur futur enfant : mais différents témoignages nous montrent que lorsque l’on vous offre le choix, il est difficile de ne pas tenter de tout mettre en oeuvre pour les qualités du futur bébé. Il existe maintenant des banques de sperme, dont la plus grande est danoise, et qui concentrent le sperme de donneurs de profils variés pour les proposer à leurs clients ; on recherche le sperme qui correspond à nos exigences à l’aide de critères comme la qualité du sperme, l’ethnicité, la taille, le poids, la couleur des yeux ou des cheveux… Nous quittons le domaine de l’eugénisme thérapeutique, dans l’unique but d’éviter à son enfant de naître handicapé, pour rentrer dans la sphère délicate d’un eugénisme au service de la recherche de l’enfant de ses souhaits.
En France la législation oblige l’anonymat des donneurs, mais beaucoup de couples vont à l’étranger pour pratiquer une PMA.
Tout dernièrement, ce qui pourrait encore bouleverser l’eugénisme libéral, c’est l’apparition de Crispr-Cas9 dans nos laboratoires, l’outil idéal pour éditer un génome, et qui est incroyablement facile d’utilisation et bon marché par rapport à tout ce que l’on avait trouvé jusqu’à présent. Il a été découvert tout récemment, en 2012, par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, et bien qu’il reste encore bien des obstacles avant les applications médicales fonctionnelles, les avancées vont si vite dans ce domaine que l’on anticipe déjà les progressions futures, leurs applications ainsi que leurs retombées.
Tendances et évolutions anticipées
Actuellement, la tendance est à la généralisation et à la banalisation des tests prénataux. On développe des dépistages non-invasif de plus en plus fiables à partir d’une simple prise de sang chez la mère : rapide et pas cher. Certains médecins parlent de rendre ces tests systématiques, et beaucoup sont d'avis que ce sera le cas d’ici quelques années. On sera sûrement aussi en capacité de faire un séquençage complet du génome beaucoup plus facilement, permettant de détecter non pas certaines maladies ciblées mais toutes. La conséquence ? La disparition des maladies et des handicaps.
Aujourd’hui, la population des trisomiques 21 s’annonce déjà en baisse considérable, s’indignent Lewis et Reiskin, défenseurs des droits des handicapés.
Ensuite, grâce aux promesses de CRISPR-Cas9 on pense pouvoir bientôt développer une méthode de thérapie génique efficace. Il s’agit d’une technique qui permet de “réparer” l’ADN des cellules malades du corps du patient. Jusqu’à présent cette technique était certes très prometteuse mais pas encore tout à fait au point. CRISPR Cas9 pourrait permettre de la rendre efficace comme jamais.
A ce moment-là, on passe de sélectionner à modifier : c’est ici que le transhumanisme et le nouvel eugénisme se chevauchent. Mais CRISPR pourrait aussi et surtout - car c’est bien ce qui est le plus appréhendé - ouvrir la voie à des modifications germinales : directement dans l’embryon, ces modifications sont à la fois irréversibles et héréditaires.
Cette perspective est celle qui alarme le plus : en effet, James Clapper, le grand patron du renseignement américain, a classé en 2012 dans un rapport déclassifié par la CIA Crispr-Cas9 dans la catégorie des « armes de destruction massive » potentielles. Qu’est-ce que CRISPR-Cas9 est en capacité de nous faire au point qu’il soit considéré comme dangereux pour l’Humanité au même titre que les missiles Nord-Coréens ? Ce que beaucoup anticipent, c’est que l’édition du génome embryonnaire va elle aussi devenir de plus en plus accessible et courante. Or on constate depuis une dizaine d’années que le désir de l’enfant parfait se fait de plus en plus important : ce que le philosophe Jürgen Habermas appelle le “libre-service génétique” désigne l’idée que chacun pourra choisir son futur enfant “à la carte”. L’hypothèse la plus reprise sur la conséquence d’un supermarché génétique est celle d’une explosion des inégalités, car si cet eugénisme est libéral, alors il n’y a aucun encadrement et logiquement les plus riches y auront bien plus accès que les plus pauvres : c’est pourquoi on imagine une élite génétique, une classe à “gènes riches”.
Sur cette même anticipation du libre-marché génétique Jürgen Habermas nous fait part d’un autre problème éthique auquel j’ai été plutôt sensible en tant qu’adolescente : si nos parents décident de notre patrimoine génétique, même s’il veulent tout ce qu’il y a de mieux pour leur enfant ils seront forcément influencés par leurs propres préférences. Arrivés au monde, on se retrouve être le résultat d’une “commande” de nos parents, qui, sans aller jusqu’à se rendre au “service après-vente” s’il y a un quelconque défaut, nous donnent quand même l’impression de devoir non seulement répondre à des attentes mais aussi d’être prédéterminés. Même si l’on ne l’est pas véritablement, on grandit en sachant que nos parents nous ont choisis, par exemple - exemple non réaliste - avec un don pour la peinture ; si l’on est fan de sport ? Va-t-on reprocher à nos parents de pas nous avoir donné la bonne “qualité” ? On risque surtout de perdre cette impression que la nature distribuant les qualités et les défauts (chacun les appelle comme il le veut) au hasard, nous avons les rênes de notre propre existence.
Une fois de plus cet aspect est très bien illustré par ce qui a été imaginé à la fois par Huxley et par Nicoll dans Le Meilleur des Mondes et dans Bienvenue à Gattaca à savoir une forme d’emprisonnement dans la société car chacun a une place génétiquement déterminée, irréfutable. L’argument avancé en retour est que l’enfant pourrait tout aussi bien reprocher à ses parents de ne pas avoir fait en sorte de le rendre “meilleur”. Il est aussi dit que l’on est très loin d’être capables de décider des traits de caractères comme le talent à travers la génétique. C’est bien vrai. Néanmoins cette idée intéresse la science, comme nous le prouve l’étude chinoise menée par le BIG, le plus grand centre de séquençage du génome au monde, sur des surdoués dans le but d’identifier les gènes facteurs du QI.
L'eugénisme libéral
Le nouvel eugénisme
D’un point de vue plus rationnel, cela engendrerait un problème d’évolution : on sait que certaines mutations peuvent s’avérer “bénéfiques”, c’est-à-dire qu’elles nous avantageraient dans notre environnement lorsqu’il aura évolué.
Certains, comme Jean Marie Le Méné, directeur de la fondation Jérôme Lejeune s’opposent plus généralement à l’artificialisation de la procréation croissante : “La procréation médicalement assistée est une pratique qui contrevient à la dignité des couples et des enfants en tranchant le lien qui attache le don de la vie à l’union charnelle des couples.”